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Le discours d’Henri La Fontaine lors de la première AG de la Société des Nations

Le 15 novembre 1920 débute la première Assemblée générale de la Société des Nations (ancêtre de l’Organisation des Nations-Unies).
Henri La Fontaine est le représentant de la Belgique.
Le 20 novembre il prendra donc la parole au nom de l’Etat belge. Son discours tranche avec les autres interventions, car, s’il se réjouit de l’existence même de la Société des Nations, fruit du combat des pacifistes du monde entier, il regrette que le modèle choisi est diplomatique et politique plutôt que juridique. Il craint déjà l’inefficacité de l’institution (ce qui s’avérera vrai).
Son discours est donc un texte essentiel. Cent ans après, il convient de le relire…

Discours prononcé par Henri La Fontaine lors de la première Assemblée de la Société des Nations, lors de sa huitième séance plénière, le 20 novembre 1920.

Messieurs, vous excuserez un vétéran de l’idée dont cette Assemblée est l’aboutissement, de vous dire l’émotion profonde qu’il a ressentie en pénétrant dans cette salle. L’idée qui est enfin une réalité date de loin et mes premières paroles doivent être des paroles de reconnaissance envers ceux qui ont lutté en des temps où nul ne voulait croire à la possibilité d’une Société des Nations, ses précurseurs lointains, St. Pierre, Rousseau, Kant, et les pionniers qui, depuis un siècle, se sont réunis dans des Assemblées nombreuses, Elihu Burrit, le forgeron poète, Ladd, Bright, Victor Hugo, Frédéric Passy, Randolph Cremer, Moneta, Richter, Bertha von Suttner, Novicow, Jan de Bloch, Élie Ducommun, Gobat – et j’en oublie – et également les hommes qui, à la fin du siècle dernier, venus de tous les parlements du monde, ont délibéré dans les Conférences de l’Union parlementaire. Je veux aussi envoyer mon salut aux deux survivants de cette élite du passé, à Darby en Angleterre et à Bayer, au Danemark.

Si, en rentrant dans cette salle, j’ai ressenti l’émotion que je vous disais, j’y suis entré également avec une certaine inquiétude ; j’ai la joie cependant de pouvoir dire que cette inquiétude s’est dissipée.

Cette Assemblée se trouvait, en effet, devant un double danger : être purement diplomatique ou purement parlementaire. L’événement prouve qu’une atmosphère nouvelle l’enveloppe et va influencer ses délibérations. Elle n’est plus diplomatique au sens propre du mot, parce que nous n’avons plus à délibérer sur des intérêts nationaux dirigés les uns contre les autres, nous efforçant d’arriver à des transactions. D’autre part, nous ne sommes pas non plus des parlementaires, parce que nous ne représentons pas ici des partis, nous ne luttons plus pour des idées comme celles pour lesquelles nous luttons à l’intérieur de nos nations. Nous sommes ici l’humanité qui délibère avec elle-même, et nous sommes forcés, malgré nous, heureusement, de délibérer sur des intérêts généraux et communs à l’humanité toute entière.

Le seul reproche que je veuille faire au rapport actuellement en discussion, est que la vision de ce que doit être notre Assemblée n’apparaît pas au travers de ce rapport de conseil d’administration énumérant les faits dans toute leur sécheresse.

Ce n’est pas à dire que, comme les orateurs qui m’ont précédé, je n’admire ce qui a été réalisé, les questions nombreuses et difficiles abordées et résolues, marquant la vie intense de la Société des Nations, alors qu’elle n’était encore qu’un faible organisme. C’est pour nous l’assurance que l’œuvre qui se fait ici est perpétuelle et qu’elle survivra, malgré tous les pronostics contraires.

Deux points doivent fixer notre attention : ce sont les seuls dont je désire vous entretenir.

Deux problèmes, en effet, dominent en ce moment la situation mondiale, le problème économique et le problème des armements.

Le problème économique n’a pas retenu l’attention du Conseil pendant les dix mois qui  ont précédé la réunion de cette Assemblée. Le Conseil a été frappé surtout par ce qu’on peut appeler les phénomènes secondaire, les phénomènes financiers ; il ne s’est pas attaqué au problème essentiel. La Conférence financière de Bruxelles s’est bien vite aperçue que le problème financier n’englobe pas l’ensemble des difficultés devant lesquelles le monde se trouve placé, et, dans les discours qui ont été prononcés à cette occasion, il a été signalé que le pont de vue économique aurait dû être inscrit au programme de cette réunion.

Vous êtes appelés aujourd’hui à organiser une commission permanente voire même un organisme aussi important probablement que l’organisme du travail, pour examiner les problèmes économiques. Je voudrais, en quelques mots, vous dire comment mes amis et moi envisageons ce problème énorme.

Pour nous, la terre est un territoire unique, habité par une humanité unique, humanité qui doit tirer de ce territoire tous les éléments nécessaires à son développement moral et matériel. Le malheur – peut-être le bonheur – a fait que ce territoire ne possède pas, en tous lieux, tous les éléments nécessaires à notre vie économique ; les matières premières sont réparties dans le monde d’une façon qui semble désordonnées ; certains contrées produisent le coton, d’autres le lin ; tel pays a de la houille, tel autre du fer, de l’étain ou du cuivre.

Chacune des nations qui occupent ces territoires divers s’imagine qu’elle a, sur les biens naturels que produit son sol ou qui se trouvent dans son sous-sol, des droits réservés à elle seule, qu’elle est en quelque sorte propriétaire de ces éléments.

Cette idée, nous devons nous efforcer de la chasser de nos esprits. Ces produits servent à l’humanité tout entière et doivent être à la disposition de l’humanité tout entière dans les conditions d’égalité aussi parfaites que possible. C’est là le principe sur lequel nous devons construire le monde de demain.

Mais le problème économique n’est pas seulement un problème de matières premières : c’est le problème de la transformation des matières premières, de leur circulation et de leur répartition. À ce point de vue, nous sommes appelés à examiner certaines de ces questions. Celle de la production a été prise en mains par l’organisme du travail ; le problème de la circulation fera l’objet de l’étude d’un autre organisme ; restera la répartition, qu’il faudra confier à cette commission spéciale dont la création est actuellement demandée.

Je passe maintenant à l’autre problème, celui, qui, tout autant que le premier, inquiète en ce moment tous les peuples de la terre. Il est évident que, si la vie chère dont nous souffrons tous attire sur nos travaux l’attention de tous les hommes dans n’importe quel pays, le problème du désarmement les préoccupe tout autant. La situation actuelle est vraiment tragique à cet égard. Quand on songe à ce qui a été dit et répété pendant tout le cours des terribles années que nous avons vécues, que la guerre allait mettre fin à la guerre, quand on aperçoit ce qui se passe, le développement des charges militaires dans tous les pays, plus énormes, plus coûteuses, plus pesantes que jamais, la solution que nous devons trouver à n’importe quel prix, c’est que le monde soit soulagé de ce point écrasant. Ce ne sont pas les pacifistes qui demandent aujourd’hui que cette solution intervienne, ce sont les économistes et les financiers. C’est de Bruxelles que l’appel nous est adressé.

Désarmement ! Je pense qu’il faut dire franchement aux peuples que l’heure n’est pas encore venue, et ceux qui ont rédigé le Pacte de Paris l’ont parfaitement bien compris, puisque, dans l’article qui traite de cette question, il n’est parlé que de réduction des armements, réduction qu’il faut porter au maximum.

Si l’on examine ce problème et que l’on réfléchit la situation actuelle, on se rend compte que cette réduction n’est possible qu’à une condition : nous faire de la force publique de demain une idée tout à fait différente de celle qui nous reste du passé.

Une première question domine tout ce débat : qu’est-ce que la guerre ? La guerre, jusqu’à aujourd’hui – et j’appelle votre attention sur ce point – était considérée comme une procédure judiciaire ; elle était entre les peuples ce que le duel judiciaire a été pendant des siècles entres les individus. Or, la pensée qui doit nous dominer ici, c’est que la guerre désormais, depuis le jour de l’armistice, est un crime et doit être punie au même titre que le duel.

La guerre, en effet, n’est pas une procédure judiciaire, c’est le droit que se sont arrogés les peuples d’être juges, parties et bourreaux dans leur propre cause. Cette idée, nous devons la chasser non seulement de notre droit national, mais aussi du droit international et toute nation qui aura recours à la guerre, même si sa cause est juste, devra être considérée comme commettant un crime.

Dans ces conditions, va-t-on supprimer la force publique ? Comme je vous l’ai déjà dit, il y a quelques instants, le désarmement n’est pas possible. Nous allons donc rester armés. Mais l’armée sera simplement la force mise à la disposition du droit. On ne peut, en effet, concevoir le droit qu’appuyé par la force. Tous les images symboliques qui représentent la justice, ont en main la balance et le glaive. Le droit international doit pouvoir s’appuyer sur une force organisée, et l’idée qui doit dominer toute cette question, suivant moi, c’est que les armées des différents peuples doivent être constituées comme les éléments d’une armée internationale. À cet égard, il y a urgence pour notre Commission spéciale qui s’occupe des armées et des flottes navales et aériennes, à envisager le problème à ce point de vue. C’est seulement ainsi que la Société des Nations ne restera pas dans l’état d’impuissance où elle se trouve à l’heure actuelle.

J’arrive naturellement à ce drame terrible dont on nous a déjà parlé avec tant d’éloquence, et contre la continuation duquel Lord Robert Cecil s’est élevé en ardent protagoniste de la paix. L’Arménie se meurt, un peuple d’un million d’hommes va être détruit devant une Société des Nations qui comprend 41 États dont les armées se montent à des millions d’hommes et dont les navires de guerre sont là-bas à Constantinople, à deux pas de la place où ces malheureux sont assassinés[1]. (Applaudissements sur de nombreux bancs).

Ce matin encore, notre délégation a reçu des appels désespérés et je suis convaincu qu’il en est de même de toutes les délégations.

Qu’arriverait-il si nous avions cet organisme militaire, ce front unique, toutes les armées à notre disposition ? Ce que les états-majors ont fait pendant la guerre, dans chacun de nos pays, ce qu’ils font aujourd’hui lorsqu’ils étudient les possibilités d’attaque des voisins, ne serait-il pas possible pour eux de le faire pour la Société des Nations, de manière qu’à l’heure du danger la force, mise au service du droit, puisse se lever immédiatement et courir au secours de ceux qui sont les victimes d’un brigandage ou d’une barbarie d’un autre âge ?

Je me permets de suggérer l’idée, étant donné la situation réellement terrible dans laquelle se trouve ce malheureux pays, que quelques-uns d’entre nous soient chargés d’examiner immédiatement le problème et de rechercher ce qu’il serait possible de faire. (Très bien, très bien).

Quelle dépense une telle organisation peut-elle représenter ? Examinons le problème franchement. Quelques millions tout au plus ! Or, je prétends que le monde tout entier, que tous les pays qui sont représentés ici pourraient parfaitement, en se réunissant, trouver ces quelques millions. D’après les nouvelles qui nous sont parvenues, ce sont surtout les cadres qui manquent aux troupes arméniennes. Or, des officiers des différents pays, j’en suis convaincu, seraient prêts à se rendre là-bas. Je pense surtout aux officiers qui appartiennent aux pays où les souffrances ont dépassé tout ce que l’humanité a jamais vu, il se manifeste une lassitude légitime. Mais il y a de nombreux pays qui ont peu ou pas souffert et dont les fils pourraient se faire les soldats du droit.

La question financière n’existe pas davantage que la question militaire au point de vue technique. Le seul problème, c’est d’avoir la volonté, pour ceux  qui sont ici, de faire cesser ce drame épouvantable. (Applaudissements).

Et prenez garde. Si nous ne savons pas faire cet effort, ce sera un opprobre sur notre Assemblée et sur la Société des Nations.

Cette intervention prouverait que la Société des Nations est puissante, qu’elle a réellement derrière elle l’humanité tout entière et que c’est au nom de l’humanité tout entière qu’elle parle et qu’elle agit. Et si cela était fait, voyez de suite quelle force morale serait acquise à notre œuvre ! C’est réellement, comme disent les Anglais, le « acid test », le témoignage marquant, frappant, de la puissance dont nous disposons, et, comme le disait Lord Robert Cecil il y a quelques jours – et c’est par là que je termine – de l’audace, Messieurs, encore de l’audace et toujours de l’audace ! (Applaudissements).

[1] À ce moment, se déroule la guerre arméno-turque. Le 23 septembre 1920, la Turquie organise une offensive contre l’Arménie pour s’opposer au traité de Sèvres (signé le 10 août 1920) définissant les frontières de l’Arménie et lui attribuant des territoires jusqu’alors inclus à l’Empire ottoman. La guerre se termine avec la défaite de l’Arménie et la signature, le 2 décembre, du traité d’Alexandropol. Cet accord entre les Soviétiques et les Arméniens définit l’Arménie comme une république socialiste soviétique.