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Démocratie et relations internationales : Poutine, Loukachenko et les autres

Une forme de réalisme sommaire revient en force en temps de crise. Des diplomates et des experts autorisés viennent nous expliquer que l’agression russe de l’Ukraine tire son origine d’un sentiment d’insécurité que l’Occident aurait provoqué par des initiatives jugées dangereuses (extension de l’OTAN, élargissement de l’UE). En quelque sorte, les Occidentaux auraient déclenché un engrenage fatal tel que le renforcement de la sécurité des uns (les Européens) suscite l’appréhension des autres (les Russes) les contraignant à la guerre : le fameux « dilemme de sécurité » qui conduit tout droit à l’escalade.

Mais de quoi Vladimir Poutine et ses soutiens ont-ils peur ? Aucune botte militaire étrangère n’a foulé le sol russe depuis 1945. L’OTAN n’a pas manifesté d’intentions agressives : elle n’a pas « capturé » ses nouveaux membres d’Europe de l’Est, mais ce sont eux qui ont demandé leur inclusion par souci de protection contre un voisin jugé imprévisible et inquiétant. Quant à l’Union européenne, elle n’a pas de défense crédible – une faiblesse criante lorsqu’elle est plongée dans la tourmente comme aujourd’hui. Et ce n’est pas tout. Pour Poutine, Loukachenko et les autres, les sociétés européennes sont décadentes : minées par l’individualisme, les divertissements, la sensiblerie des droits humains et l’homosexualité, elles sont privées de toute énergie virile et incapables de faire la guerre. Dans ces conditions, où est la menace ? En effet, de deux choses l’une, soit les sociétés européennes (et occidentales) sont décadentes et il n’y a qu’à attendre leur effondrement, soit la démocratie, avec toutes ses imperfections, demeure un modèle attractif et c’est là l’ennemi principal.

On a trop souvent pris l’habitude dans l’étude des relations internationales de négliger la variable du régime politique, comme si son influence était sans incidence sur l’état du système international. Raymond Aron a pourtant montré dès 1962 dans son ouvrage Paix et guerre entre les nations que lorsque les rapports de force se doublent d’une rivalité idéologique, le système international (qualifié d’hétérogène) devient particulièrement conflictuel. Avec la fin de la guerre froide, la confrontation des régimes politiques avait semblé s’atténuer dans une vague convergence internationale de « démocratisation », mais la résistance a été forte dès le début. Si la démocratie est souvent bien décevante pour les démocrates, elle demeure toujours menaçante pour les autocrates.

Certaines initiatives s’annonçaient plutôt bien. Prenons, par exemple, la création en 1995 de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE). Voilà une organisation régionale qui offre un espace de dialogue (entre 57 États d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie, dont la Russie, les États-Unis et les principaux pays de l’UE) pour développer des mesures de confiance et renforcer la sécurité régionale européenne. Son bilan est pourtant limité. On peut avancer plusieurs raisons (concurrence avec d’autres organisations, lourdeurs institutionnelles, difficultés de certaines négociations, etc.), mais c’est surtout « la dimension humaine » (entendez la promotion des droits humains qui fait également partie des missions officielles de l’OSCE) qui a suscité le plus de critiques et de blocages de la part de la Russie et des régimes despotiques alliés. Planait peut-être le souvenir de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe (1975) au cours de laquelle les Occidentaux avaient introduit, en contrepartie des concessions faites à l’URSS sur les questions de sécurité, des exigences relatives au respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La dissidence à l’Est et l’ébranlement du « bloc » allaient suivre.

Quoi qu’il en soit, c’est encore cet acide corrosif des droits humains qui menace les dictatures comme celle de Poutine, de Loukachenko et des autres autocrates d’Asie centrale. Jusqu’à maintenant, c’est la démocratie qui en constitue le meilleur vecteur et le plus redouté. Voilà le danger mortel pour ces régimes.

Il existe une tendance récente parmi les analystes à célébrer l’irruption des « sociétés civiles » sur la scène internationale. En somme, on assisterait progressivement à la réalisation de ce : « Nous, peuples des Nations unies…. » qui introduit solennellement la Charte de l’ONU. Certains responsables politiques européens y voient également un processus qui serait à même de contribuer au renouvellement d’un multilatéralisme en crise. Et il est vrai que ce qui se passe aujourd’hui montre, une fois encore, que ces « sociétés » existent, qu’elles résistent, que certains de ses éléments prennent des risques énormes pour un régime de liberté. Il faut donc en tirer toutes les conclusions. Là où les sociétés se mobilisent, les dictatures sont à la peine. Défendre les sociétés, c’est renforcer la démocratisation des relations internationales.

Guillaume Devin
Professeur des Universités
Sciences Po Paris

(Sous un titre modifié par la rédaction : « La guerre en Ukraine : Pour Poutine et Loukachenko les sociétés européennes sont décadentes », une tribune à retrouver sur le site Forum et Débats du journal La Croix, 9/03/2022)

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